L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1508)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre IX

Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, la maison boulotta. L'été, naturellement, il y avait toujours un peu plus de travail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas cependant, des soirs où l'on se frottait le ventredevant le buffet vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son tablier, allant d'un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et gourmande d'une dévote qui va à la messe ; car elle ne détestait pas ça, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à la toilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés de la rue Polonceau la connaissaient bien ; ils l'appelaient la mère " Quatre francs ", parce qu'elle demandait toujours quatre francs, quand ils lui en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de beurre. Gervaise aurait bazardé la maison ; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa perdre, vendit les reconnaissances. Une seule chose lui fendit le cœur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pour payer un billet de vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là, elle avait juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quand maman Coupeau l'emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba sur une chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait sa fortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq francs, ce prêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent ; ellerenvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous de goutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de cent sous. Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles lichaient ainsi la goutte sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser une larme. Les voisins n'avaient pas besoin de savoir, n'est-ce pas ? La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière, la tripière, les garçons épiciers disaient : " Tiens ! la vieille va chez ma tante ", ou bien : " Tiens ! la vieille rapporte son riquiqui dans sa poche. " Et, comme de juste, ça montait encore le quartier contre Gervaise. Elle bouffait tout, elle aurait bientôt fait d'achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatre bouchées, la place serait nette comme torchette.

?>