L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1687)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre X

Mais ce sont de ces choses qu'on ne se dit jamais, surtout quand on est dans la crotte. Ils accusaient la malchance, ils prétendaient que Dieu leur en voulait. Un vrai bousin, leur chez eux, à cette heure. La journée entière, ils s'empoignaient. Pourtant, ils ne se tapaient pas encore, à peine quelques claques parties toutes seules dans le fort des disputes. Le plus triste était qu'ils avaient ouvert la cage à l'amitié, les sentiments s'étaient envolés comme des serins. La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants, lorsque ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d'eux, les laissait grelottants, chacun dans son coin. Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana, restaient pareils à des crins, s'avalant pour un mot, avec de la haine plein les yeux ; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grand ressort de la famille, lamécanique, qui, chez les gens heureux, fait battre les cœurs ensemble. Ah ! bien sûr, Gervaise n'était plus remuée comme autrefois, quand elle voyait Coupeau au bord des gouttières, à des douze et des quinze mètres du trottoir. Elle ne l'aurait pas poussé elle-même ; mais s'il était tombé naturellement, ma foi ! ça aurait débarrassé la surface de la terre d'un pas grand-chose. Les jours où le torchon brûlait, elle criait qu'on ne le lui rapporterait donc jamais sur une civière. Elle attendait ça, ce serait son bonheur qu'on lui rapporterait. A quoi servait-il, ce soûlard ? à la faire pleurer, à lui manger tout, à la pousser au mal. Eh bien ! des hommes si peu utiles, on les jetait le plus vite possible dans le trou, on dansait sur eux la polka de la délivrance. Et lorsque la mère disait : Tue ! la fille répondait : Assomme ! Nana lisait les accidents, dans le journal, avec des réflexions de fille dénaturée. Son père avait une telle chance, qu'un omnibus l'avait renversé, sans seulement le dessoûler. Quand donc crèvera-t-il, cette rosse ?

?>