L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1702)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre X

Gervaise s'était prise d'une grande amitié pour sa voisine. Elle la traitait en égale, en femme d'âge, qui connaît l'existence. Il faut dire que Lalie avait une mine pâle et sérieuse, avec une expression de vieille fille. On lui aurait donné trente ans, quand on l'entendait causer. Elle savait très bien acheter, raccommoder, tenir son chez elle, et elle parlait des enfants comme si elle avait eu déjà deux ou trois couches dans sa vie. A huit ans, cela faisait sourire les gens de l'entendre ; puis, on avait la gorge serrée, on s'en allait pour ne pas pleurer. Gervaise l'attirait le plus possible, lui donnait tout ce qu'ellepouvait, du manger, des vieilles robes. Un jour, comme elle lui essayait un ancien caraco à Nana, elle était restée suffoquée, en lui voyant l'échine bleue, le coude écorché et saignant encore, toute sa chair d'innocente martyrisée et collée aux os. Eh bien ! le père Bazouge pouvait apprêter sa boîte, elle n'irait pas loin de ce train-là ! Mais la petite avait prié la blanchisseuse de ne rien dire. Elle ne voulait pas qu'on embêtât son père à cause d'elle. Elle le défendait, assurait qu'il n'aurait pas été méchant, s'il n'avait pas bu. Il était fou, il ne savait plus. Oh ! elle lui pardonnait, parce qu'on doit tout pardonner aux fous.

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