L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1743)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre X

Et, le soir même, il but un petit verre de cric, pour la digestion. Pendant huit jours, il se montra cependant assez raisonnable. Il était très traqueur au fond, il ne se souciait pas de finir à Bicêtre. Mais, sa passion l'emportait, le premier petit verre le conduisait malgré lui à un deuxième, à un troisième, à un quatrième ; et, dès la fin de la quinzaine, il avait repris sa ration ordinaire, sa chopine de tord-boyaux par jour. Gervaise, exaspérée,aurait cogné. Dire qu'elle était assez bête pour avoir rêvé de nouveau une vie honnête, quand elle l'avait vu dans tout son bon sens à l'asile ! Encore une heure de joie envolée, la dernière bien sûr ! Oh ! maintenant, puisque rien ne pouvait le corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine, elle jurait de ne plus se gêner ; le ménage irait à la six-quatre-deux, elle s'en battait l'œil ; et elle parlait de prendre, elle aussi, du plaisir où elle en trouverait. Alors, l'enfer recommença, une vie enfoncée davantage dans la crotte, sans coin d'espoir ouvert sur une meilleure saison. Nana, quand son père l'avait giflée, demandait furieusement pourquoi cette rosse n'était pas restée à l'hôpital. Elle attendait de gagner de l'argent, disait-elle, pour lui payer de l'eau-de-vie et le faire crever plus vite. Gervaise, de son côté, un jour que Coupeau regrettait leur mariage, s'emporta. Ah ! elle lui avait apporté la resucée des autres, ah ! elle s'était fait ramasser sur le trottoir, en l'enjôlant par ses mines de rosière ! Nom d'un chien ! il ne manquait pas d'aplomb ! Autant de paroles, autant de menteries. Elle ne voulait pas de lui, voilà la vérité. Il se traînait à ses pieds pour la décider, pendant qu'elle lui conseillait de bien réfléchir. Et si c'était à refaire, comme elle dirait non ! elle se laisserait plutôt couper un bras. Oui, elle avait vu la lune, avant lui ; mais une femme qui a vu la lune et qui est travailleuse, vaut mieux qu'un feignant d'homme qui salit son honneur et celui de sa famille dans tous les mannezingues. Ce jour-là, pour la première fois chez les Coupeau, on se flanqua une volée en règle, on se tapa même si dur, qu'un vieux parapluie et le balai furent cassés.Et Gervaise tint parole. Elle s'avachit encore ; elle manquait l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait baissée pour le ramasser. Les côtes lui poussaient en long. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire tomber. Les Lorilleux, maintenant, affectaient de se boucher le nez, en passant devant sa chambre ; une vraie poison, disaient-ils. Eux, vivaient en sournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaient dans ce coin de la maison, s'enfermant pour ne pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh ! des bons cœurs, des voisins joliment obligeants ! oui, c'était le chat ! On n'avait qu'à frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ou une carafe d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu'ils ne s'occupaient jamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain ; mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il s'agissait de mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde. La dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche, quel décatissage, mes amis ! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre d'assiettes saleslaissées en plan, chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des guenilles dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées ! Dieu de Dieu ! il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato qui tortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lichades et les gueuletons. Gervaise, qui se doutait de la façon dont ils l'arrangeaient, ôtait ses souliers, collait son oreille contre leur porte ; mais la couverture l'empêchait d'entendre. Elle les surprit seulement un jour en train de l'appeler " la grand-tétasse ", parce que sans doute son devant de gilet était un peu fort, malgré la mauvaise nourriture qui lui vidait la peau. D'ailleurs, elle les avait quelque part ; elle continuait à leur parler, pour éviter les commentaires, n'attendant de ces salauds que des avanies, mais n'ayant même plus la force de leur répondre et de les lâcher là comme un paquet de sottises. Et puis, zut ! elle demandait son plaisir, rester en tas, tourner ses pouces, bouger quand il s'agissait de prendre du bon temps, pas davantage.

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