L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°253)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre II

Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas le désobliger ; et ils parlèrent en bons amis. Elle avait mangé, avant d'aller porter son linge ; lui, ce jour-là, s'était dépêché d'avaler sa soupe et son bœuf, pour venir la guetter. Gervaise, tout en répondant avec complaisance, regardait par les vitres, entre les bocaux de fruits à l'eau-de-vie, le mouvement de la rue, où l'heure du déjeuner mettait un écrasement de foule extraordinaire. Sur les deux trottoirs, dans l'étranglement étroit des maisons, c'était une hâte de pas, des bras ballants, un coudoiement sans fin. Les retardataires, des ouvriers retenus au travail, la mine maussade de faim, coupaient la chaussée à grandes enjambées, entraient en face chez un boulanger ; et, lorsqu'ils reparaissaient, une livre de pain sous le bras, ils allaient trois portes plus haut, au Veau à deux têtes, manger un ordinaire de six sous. Il y avait aussi, à côté du boulanger, une fruitière qui vendait des pommes de terre frites et des moules au persil ; un défilé continu d'ouvrières, en longs tabliers, emportaient des cornets de pommes de terre et des moules dans des tasses ; d'autres, de jolies filles en cheveux, l'air délicat, achetaient des bottes de radis. Quand Gervaise se penchait, elle apercevait encore une boutique de charcutier, pleine de monde, d'où sortaient des enfants, tenant sur leur main, enveloppés d'un papier gras, une côtelette panée, une saucisse ou un bout deboudin tout chaud. Cependant, le long de la chaussée poissée d'une boue noire, même par les beaux temps, dans le piétinement de la foule en marche, quelques ouvriers quittaient déjà les gargotes, descendaient en bandes, flânant, les mains ouvertes battant les cuisses, lourds de nourriture, tranquilles et lents au milieu des bousculades de la cohue.

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