L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°467)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre III

Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employer avant le dîner. On résolut de faire un tour, pour tuer le temps. Les dames, très lasses, auraient bien voulu s'asseoir ; mais, comme personne n'offrait des consommations, on se remit en marche, on suivit le quai. Là, une nouvelle averse arriva, si drue que, malgré les parapluies, les toilettes des dames s'abîmaient. Madame Lorilleux, le cœur noyé à chaque goutte qui mouillait sa robe, proposa de se réfugier sous le Pont-Royal ; d'ailleurs, si on ne la suivait pas, elle menaçait d'y descendre toute seule. Et le cortège alla sous le Pont-Royal. On y était joliment bien. Par exemple, on pouvait appeler ça une idée chouette ! Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, se reposèrent là, les genoux écartés, arrachant des deux mains les brins d'herbe poussés entre les pierres, regardant couler l'eau noire, comme si elles se trouvaient à la campagne. Les hommes s'amusèrent à crier très fort, pour éveiller l'écho de l'arche, en face d'eux ; Boche et Bibi-la-Grillade, l'un après l'autre, injuriaient le vide, lui lançaient à toute volée : " Cochon ! " et riaient beaucoup, quand l'écho leur renvoyait le mot ; puis, la gorge enrouée, ils prirent des cailloux plats et jouèrent à faire des ricochets. L'averse avait cessé, mais la société se trouvait si bien, qu'elle ne songeait plus à s'en aller. La Seine charriait des nappes grasses, de vieux bouchons et des épluchures de légumes, un tas d'ordures qu'un tourbillon retenait un instant, dans l'eau inquiétante, tout assombrie par l'ombrede la voûte ; tandis que, sur le pont, passait le roulement des omnibus et des fiacres, la cohue de Paris, dont on apercevait seulement les toits, à droite et à gauche, comme du fond d'un trou. Mademoiselle Remanjou soupirait ; s'il y avait eu des feuilles, ça lui aurait rappelé, disait-elle, un coin de la Marne, où elle allait, vers 1817, avec un jeune homme qu'elle pleurait encore.

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