L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°813)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre V

Dès le lendemain, elle prit maman Coupeau chez elle. Elle mit son lit dans le grand cabinet où couchait Nana, et qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond. Le déménagement ne fut pas long, car maman Coupeau, pour tout mobilier, avait ce lit, une vieille armoire de noyer qu'on plaça dans la chambre au linge sale, une table et deux chaises ; on vendit la table, on fit rempailler les deux chaises. Et la vieille femme, le soir même de son installation, donnait un coup de balai, lavait la vaisselle, enfin se rendait utile, bien contente d'être tirée d'affaire. Les Lorilleux rageaient à crever, d'autant plus que madame Lerat venait de se remettre avec les Coupeau. Un beau jour, les deux sœurs, la fleuriste et la chaîniste, avaient échangé des torgnoles, au sujet de Gervaise ; la première s'était risquée à approuver la conduite de celle-ci, vis-à-vis de leur mère ; puis, par un besoin de taquinerie, voyant l'autre exaspérée, elle en était arrivée à trouver les yeux de la blanchisseuse magnifiques, des yeux auxquels on aurait allumé des bouts de papier ; et là-dessus toutes deux, après s'être giflées, avaient juré de ne plus se revoir. Maintenant, madame Lerat passait ses soirées dans la boutique, où elle s'amusait en dedans des cochonneries de la grande Clémence.Trois années se passèrent. On se fâcha et on se raccommoda encore plusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux, des Boche et de tous ceux qui ne disaient point comme elle. S'ils n'étaient pas contents, n'est-ce pas ? ils pouvaient aller s'asseoir. Elle gagnait ce qu'elle voulait, c'était le principal. Dans le quartier, on avait fini par avoir pour elle beaucoup de considération, parce que, en somme, on ne trouvait pas des masses de pratiques aussi bonnes, payant recta, pas chipoteuse, pas râleuse. Elle prenait son pain chez madame Coudeloup, rue des Poissonniers, sa viande chez le gros Charles, un boucher de la rue Polonceau, son épicerie chez Lehongre, rue de la Goutte-d'Or, presque en face de sa boutique. François, le marchand de vin du coin de la rue, lui apportait son vin par paniers de cinquante litres. Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoir les hanches bleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke au prix de la Compagnie du gaz. Et, l'on pouvait le dire, ses fournisseurs la servaient en conscience, sachant bien qu'il y avait tout à gagner avec elle, en se montrant gentil. Aussi, quand elle sortait dans le quartier, en savates et en cheveux, recevait-elle des bonjours de tous les côtés ; elle restait là chez elle, les rues voisines étaient comme les dépendances naturelles de son logement, ouvert de plain-pied sur le trottoir. Il lui arrivait maintenant de faire traîner une commission, heureuse d'être dehors, au milieu de ses connaissances. Les jours où elle n'avait pas le temps de mettre quelque chose au feu, elle allait chercher des portions, elle bavardait chez le traiteur, qui occupait la boutique de l'autre côté de la maison, une vaste salle avec de grands vitrages poussiéreux, à travers la saleté desquels on apercevait le jour terni de la cour, au fond.Ou bien, elle s'arrêtait et causait, les mains chargées d'assiettes et de bols, devant quelque fenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetier entrevu, le lit défait, le plancher encombré de loques, de deux berceaux éclopés et de la terrine à la poix pleine d'eau noire. Mais le voisin qu'elle respectait le plus était encore, en face, l'horloger, le monsieur en redingote, l'air propre, fouillant continuellement des montres avec des outils mignons ; et souvent elle traversait la rue pour le saluer, riant d'aise à regarder, dans la boutique étroite comme une armoire, la gaieté des petits coucous dont les balanciers se dépêchaient, battant l'heure à contre-temps, tous à la fois.

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