L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°854)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre VI

Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle à Dédèle, des deux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc et ses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, il se cassait à chaque volée du marteau, sautait du sol comme emporté par son élan. C'était un rageur, qui se battait avec son fer, par embêtement de le trouver si dur ; et même il poussait un grognement, quand il croyait lui avoir appliqué une claque soignée. Peut-être bien que l'eau-de-vie amollissait les bras des autres, mais lui avait besoin d'eau-de-vie dans les veines, au lieu de sang ; la goutte de tout à l'heure lui chauffait la carcasse comme une chaudière, il se sentait une sacrée force de machine à vapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-là ; il l'aplatissait plus mou qu'une chique. Et Dédèle valsait, il fallait voir ! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en l'air, comme une baladeuse de l'Elysée-Montmartre, qui montre son linge ; car il s'agissait de ne pas flâner, le fer est si canaille, qu'il se refroidit tout de suite, à la seule fin de se ficher du marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, avait façonné la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs trous, et il était pris d'une colère furieuse en entendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, il allongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine.Lorsqu'il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait la tête mal plantée d'un bossu.

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