L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1023)

Chapitre VI

Ce fut l'époque cependant où Claude se remit un peu à peindre. L'hiver finissait, il ne savait à quoi employer les gaies matinées de soleil, depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, à cause de Jacques, le gamin qu'ils avaient nommé ainsi, du nom de son grand-père maternel, en négligeant du reste de le faire baptiser. Il travailla dans le jardin, d'abord par désœuvrement, fit une pochade de l'allée d'abricotiers, ébaucha les rosiers géants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un pot de grès, sur une serviette. C'était pour se distraire. Puis, il s'échauffa, l'idée de peindre une figure habillée en plein soleil, finit par le hanter ; et, dès ce moment, sa femme fut sa victime, d'ailleurs complaisante, heureuse de lui faire un plaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle se donnait. Il la peignit à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, àdemi allongée sur l'herbe, coiffée d'un grand chapeau de campagne, tête nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d'une lumière rose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toiles au bout de deux ou trois séances, recommençait tout de suite, s'entêtant au même sujet. Quelques études, incomplètes, mais d'une notation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvées du couteau à palette et pendues aux murs de la salle à manger.

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