L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1335)

Chapitre VII

Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler du premier roman de sa série, qu'il avait publié en octobre. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C'était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d'imprécations comme s'il eût assassiné les gens, à la corne d'un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures : son étude nouvelle de l'hommephysiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d'un bout de l'animalité à l'autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu'il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu'une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l'acte sexuel, l'origine et l'achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu'on se fâchât, il l'admettait aisément ; mais il aurait voulu au moins qu'on lui fît l'honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu'on lui prêtait.

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