L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1438)

Chapitre VIII

D'abord, la première année, il alla, pendant les neiges de décembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butte Montmartre, à l'angle d'un terrain vague, d'où il peignait un fond de misère, des masures basses, dominées par des cheminées d'usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées. Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement son travail, l'embarrassait de difficultés presque insurmontables. Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit à son atelier qu'un nettoyage. L'œuvre, quand elle fut posée sous la clarté morte du vitrage, l'étonna lui-même par sa brutalité : c'était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les deux figures se détachaient, lamentables, d'un gris boueux. Tout de suite, il sentit qu'un pareil tableau ne serait pas reçu ; mais il n'essaya point de l'adoucir, il l'envoya quand même au Salon. Après avoir juré qu'il ne tenterait jamais plus d'exposer, il établissait maintenant en principe qu'on devait toujours présenter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans son tort ; et il reconnaissait du reste l'utilité du Salon, le seul terrain de bataille où un artiste pouvait se révéler d'un coup. Le jury refusa le tableau.

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