L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1439)

Chapitre VIII

La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un bout du square des Batignolles, en mai : de gros marronniers jetant leur ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, au fond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d'un vert cru, s'alignaient des bonnes et des petits-bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable. Il lui avait fallu de l'héroïsme, la permission obtenue, pour mener à bien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, il s'était décidé à venir, dès cinq heures du matin, peindre les fonds ; et, réservant les figures, il avait dû se résoudre à n'en prendre que des croquis, puis à finir dans l'atelier. Cette fois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu de l'adoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tous les amis crièrent au chef-d'œuvre, répandirent le bruit que le Salon allait en être révolutionné. Et ce fut de la stupeur, de l'indignation, lorsqu'une rumeur annonça un nouveau refus du jury. Le parti pris n'était plus niable, il s'agissait de l'étranglement systématique d'un artiste original. Lui, après le premier emportement, tourna sa colère contre son tableau, qu'il déclarait menteur, déshonnête, exécrable. C'était une leçon méritée, dont il se souviendrait : est-ce qu'il aurait dû retomber dans ce jour de cave de l'atelier ? est-ce qu'il retournerait à la sale cuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic ? Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit.

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