L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1590)

Chapitre IX

Et Claude, en effet, comme si cette ironie d'un habile homme lui eût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche. C'était sa continuelle histoire, il se dépensait d'un coup, en un élan magnifique ; puis, il n'arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deux années sur cette toile, n'ayant d'entrailles que pour elle, tantôt ravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes, que les moribonds râlant dans des lits d'hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, il n'avait pu être prêt pour le Salon ; car toujours, au dernier moment, lorsqu'il espérait terminer en quelques séances, des trous se déclaraient, il sentait la composition craquer et crouler sous ses doigts. A l'approche du troisième Salon, il eut une crise terrible, il resta quinze jours sans aller à son atelier de la rue Tourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dans une maison vidée par la mort : iltourna la grande toile contre le mur, il roula l'échelle dans un coin, il aurait tout cassé, tout brûlé, si ses mains défaillantes en avaient trouvé la force. Mais rien n'existait plus, un vent de colère venait de balayer le plancher, il parlait de se mettre à de petites choses, puisqu'il était incapable des grands labeurs.

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