L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1642)

Chapitre IX

Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. La bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, comme s'il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme qu'il peignait d'après elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les séparait d'une muraille infranchissable ; et c'était au-delà qu'il vivait, avec l'autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dédoublement de sa personne, comprenant la misère d'une telle souffrance, n'osant avouer son mal dont il l'aurait plaisantée. Et pourtant elle ne se trompait pas, ellesentait bien qu'il préférait sa copie à elle-même, que cette copie était l'adorée, la préoccupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait à la pose pour embellir l'autre, il ne tenait plus que de l'autre sa joie ou sa tristesse, selon qu'il la voyait vivre ou languir sous son pinceau. N'était-ce donc pas de l'amour, cela ? et quelle souffrance de prêter sa chair, pour que l'autre naquît, pour que le cauchemar de cette rivale les hantât, fût toujours entre eux, plus puissant que le réel, dans l'atelier, à table, au lit, partout ! Une poussière, un rien, de la couleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leur bonheur, lui, silencieux, indifférent, brutal parfois, elle, torturée de son abandon, désespérée de ne pouvoir chasser de son ménage cette concubine, si envahissante et si terrible dans son immobilité d'image !

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