L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1710)

Chapitre IX

La lente rupture s'était aggravée entre Claude et les amis de l'ancienne bande. Chacun de ces derniers avait écourté et espacé ses visites, mal à l'aise devant cette peinture troublante, de plus en plus bousculée par le détraquage de cette admiration de jeunesse ; et, maintenant, tous étaient en fuite, pas un n'y retournait. Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour aller habiter l'une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement de la location de l'autre, après s'être marié, à la stupéfaction des camarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. Quant à Mahoudeau, il alléguait son travail, car il commençait à gagner quelque argent, grâce à un fabricant de bronzes d'art qui lui faisait retoucher ses modèles. C'était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait, depuis que Mathilde le tenait cloîtré, despotiquement : elle le nourrissait à crever de petits plats, l'abêtissait de pratiques amoureuses, le gorgeait de tout ce qu'il aimait, à un tel point, que lui, l'ancien coureur de trottoirs, l'avare qui ramassait ses plaisirs au coin des bornes pour ne pasles payer, en était tombé à une domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent, ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement où elle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait même qu'en fille autrefois dévote, afin de consolider sa conquête, elle le jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avait une peur atroce. Seul, Fagerolles affectait une vive cordialité à l'égard de son vieil ami, lorsqu'il le rencontrait, promettant toujours d'aller le voir, ce qu'il ne faisait jamais du reste : il avait tant d'occupations, depuis son grand succès, tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guère que Dubuche, par une lâcheté tendre des vieux souvenirs d'enfance, malgré les froissements que la différence de leurs natures avait amenés plus tard. Mais Dubuche, semblait-il, n'était pas heureux non plus de son côté, comblé de millions sans doute, et cependant misérable, en continuelle dispute avec son beau-père qui se plaignait d'avoir été trompé sur ses capacités d'architecte, obligé de vivre dans les potions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fœtus venus avant terme, que l'on élevait sous de la ouate.

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