L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1711)

Chapitre IX

De toutes ces amitiés mortes, il n'y avait donc que Sandoz qui parût connaître encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misère, le remuait profondément, comme une des ces visions de grandes amoureuses qu'il aurait voulu faire passer dans ses livres. Et, surtout, sa fraternité d'artiste augmentait, depuis qu'il voyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la foliehéroïque de l'art. D'abord, il en était resté plein d'étonnement, car il avait cru à son ami plus qu'à lui-même, il se mettait le second depuis le collège, en le plaçant très haut, au rang des maîtres qui révolutionnent une époque. Ensuite, un attendrissement douloureux lui était venu de cette facilite du génie, une amère et saignante pitié, devant ce tourment effroyable de l'impuissance. Est-ce qu'on savait jamais, en art, où était le fou ? Tous les ratés le touchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait à l'aberration, à l'effort grotesque et lamentable, plus il frémissait de charité, avec le besoin d'endormir pieusement dans l'extravagance de leurs rêves, ces foudroyés de l'œuvre.

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