L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1752)

Chapitre IX

Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux, oui ! moi qui commence à faire mes affaires, commedisent les bourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, eh bien ! moi, j'en meurs... Je te l'ai répété souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, d'être vu, loué ou éreinté... Ah ! sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d'autres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin... Ecoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m'a volé ma mère, ma femme, tout ce que j'aime. C'est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m'empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m'accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n'ai le pouvoir d'arrêter l'œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu'au fond de mon sommeil... Et plus un être n'existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l'avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n'a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois, la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j'en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m'échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de

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