L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1918)

Chapitre X

A ce moment, quelqu'un les salua d'un geste familier, et Claude reconnut Naudet, un Naudet grandi, enflé, doré par le succès des affaires colossales qu'il brassait à présent. L'ambition lui tournant la tête, il parlait de couler tous les autres marchands de tableaux, il avait fait bâtir un palais, où il se posait en roi du marché, centralisant les chefs-d'œuvre, ouvrant les grands magasins modernes de l'art. Des bruits de millions sonnaient dès son vestibule, il installait chez lui des expositions, montait au-dehors des galeries, attendait en mai l'arrivée des amateurs américains, auxquels il vendait cinquante mille francs ce qu'il avait acheté dix mille ; et il menait un train deprince, femme, enfants, maîtresse, chevaux, domaine en Picardie, grandes chasses. Ses premiers gains venaient de la hausse des morts illustres, niés de leur vivant, Courbet, Millet, Rousseau ; ce qui avait fini par lui donner le mépris de toute œuvre signée du nom d'un peintre encore dans la lutte. Cependant, d'assez mauvais bruits couraient déjà. Le nombre des toiles connues étant limité, et celui des amateurs ne pouvant guère s'étendre, l'époque arrivait où les affaires allaient devenir difficiles. On parlait d'un syndicat, d'une entente avec des banquiers pour soutenir les hauts prix ; à la salle Drouot, on en était à l'expédient des ventes fictives, des tableaux rachetés très cher par le marchand lui-même ; et la faillite semblait être fatalement au bout de ces opérations de Bourse, une culbute dans l'outrance et les mensonges de l'agio.

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