L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°1965)

Chapitre X

Sandoz et Claude devaient manger de biais, étranglés entre deux sociétés, dont les coudes peu à peu entraient dans leurs assiettes ; et, chaque fois que passait un garçon ; il ébranlait les chaises d'un violent coup de hanche. Mais cette gêne, ainsi que l'abominable nourriture, égayait. On plaisantait les plats, une familiarité s'établissait de table à table, dans la commune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Des inconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient des conversations à trois rangs de distance, la tête tournée, gesticulant par-dessus les épaules des voisins. Les femmes surtout s'animaient, d'abord inquiètes de cette cohue, puis se dégantant, relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et ce qui était le ragoût de ce jour du vernissage, c'était justement lapromiscuité où se coudoyaient là tous les mondes, des filles, des bourgeoises, de grands artistes, de simples imbéciles, une rencontre de hasard, un mélange dont le louche imprévu allumait les yeux des plus honnêtes.

?>