L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°2130)

Chapitre XI

Dès sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives, lui en simple jaquette, elle très élégante dans une robe de satin noir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Le salon, qu'ils achevaient d'installer, s'encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure, qui avaitcommencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, qu'elle lui avait donné un jour de fête. Ils couraient ensemble les brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d'acheter ; et lui contentait là d'anciens désirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nées jadis de ses premières lectures ; si bien que cet écrivain, si farouchement moderne, se logeait dans le Moyen Age vermoulu qu'il rêvait d'habiter à quinze ans. Comme excuse, il disait en riant que les beaux meubles d'aujourd'hui coûtaient trop cher, tandis qu'on arrivait tout de suite à de l'allure et à de la couleur, avec des vieilleries, même communes. Il n'avait rien du collectionneur, il était tout pour le décor, pour les grands effets d'ensemble ; et le salon, à la vérité, éclairé par deux lampes de vieux Delft, prenait des tons fanés très doux et très chauds, les ors éteints des dalmatiques réappliqués sur les sièges, les incrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrines hollandaises, les teintes fondues des portières orientales, les cent petites notes des ivoires, des faïences, des émaux, pâlis par l'âge et se détachant contre la tenture neutre de la pièce, d'un rouge sombre.

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