L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°219)

Chapitre II

Déjà, Claude, entre sa poire à poudre et sa boîte de capsules, emportait un album où il crayonnait des bouts d'horizon ; tandis que Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d'un poète. C'était une frénésie romantique, des strophes ailées alternant avec les gravelures de garnison, des odes jetées au grand frisson lumineux de l'air qui brûlait ; et, quand ils avaient découvert une source, quatre saules tachant de gris la terre éclatante, ils s'y oubliaient jusqu'aux étoiles, ils y jouaient les drames qu'ils savaient par cœur, la voix enflée pour les héros, toute mince et réduite à un chant de fifre pour les ingénues et les reines. Ces jours-là, ils laissaient les moineaux tranquilles. Dans cette province reculée, au milieu de la bêtise somnolente des petites villes, ils avaient ainsi, dès quatorze ans, vécu isolés, enthousiastes, ravagés d'une fièvre de littérature et d'art. Le décor énorme d'Hugo, les imaginations géantes qui s'y promènent parmi l'éternelle bataille des antithèses, les avaient d'abord ravis en pleine épopée, gesticulant, allant voir le soleil se coucher derrière des ruines, regardant passer la vie sous un éclairage faux et superbe de cinquième acte. Puis, Musset était venu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils écoutaient en lui battre leur propre cœur, un monde s'ouvrait plus humain, qui les conquérait par la pitié, par l'éternel cri de misère qu'ils devaient désormais entendre monter de toutes choses. Du reste, ils étaient peu difficiles, ils montraient une bellegloutonnerie de jeunesse, un furieux appétit de lecture, où s'engouffraient l'excellent et le pire, si avides d'admirer, que souvent des œuvres exécrables les jetaient dans l'exaltation des purs chefs-d'œuvre.

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