L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°350)

Chapitre III

Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement des fauves dérangés chez eux. Ce qui l'immobilisait, c'était l'aspect de la salle, au matin de " la nuit de charrette ", ainsi que les architectes nomment cette nuit suprême de travail. Depuis la veille, tout l'atelier, soixante élèves, étaient enfermés là, ceux qui n'avaient pas de projets à déposer, " les nègres ", aidant les autres, les concurrents en retard, forcés d'abattre en douze heures la besogne de huit jours. Dès minuit, ons'était empiffré de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure, comme dessert, on avait fait venir trois dames d'une maison voisine. Et, sans que le travail se ralentit, la fête avait tourné à l'orgie romaine, au milieu de la fumée des pipes. Il en restait, par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteilles cassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire ; pendant que l'air gardait l'âcreté des bougies noyées dans les chandeliers de fer, l'odeur sûre du musc des dames, mêlée à celle des saucisses et du vin bleu.

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