L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°492)

Chapitre III

Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d'Irma Bécot. Oh ! une petite d'un drôle ! Il connaissait son histoire, elle était fille d'un épicier de la rue Montorgueil. Très instruite d'ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusqu'à seize ans les cours d'une école du voisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles, et elle achevait son éducation, de plain-pied avec la rue, vivant sur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dans les continuels commérages des cuisinières en cheveux, qui déshabillaient les abominations du quartier, pendant qu'on leur pesait cinq sous de gruyère. Sa mère étaitmorte, le père Bécot avait fini par coucher avec ses bonnes, très raisonnablement, pour éviter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goût des femmes, il lui en avait fallu d'autres, bientôt il s'était lancé dans une telle noce, que l'épicerie y passait peu à peu, les légumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allait encore à l'école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, un garçon l'avait jetée en travers d'un panier de figues. Six mois plus tard, la maison était mangée, son père mourait d'un coup de sang, elle se réfugiait chez une tante pauvre qui la battait, en partait avec un jeune homme d'en face, y revenait à trois reprises, pour s'envoler définitivement un beau jour dans tous les bastringues de Montmartre et des Batignolles.

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