L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°591)

Chapitre III

Cependant, Dubuche, qui avait des qualités d'homme de ménage, aidait Sandoz à servir le thé. Et le vacarme continua. Fagerolles racontait une histoire impayable du père Malgras, une cousine à sa femme, qu'il prêtait, quand on voulait bien lui en faire une académie. Puis, la conversation tomba sur les modèles, Mahoudeau était furieux, parce que les beaux ventres s'en allaient : impossible d'avoir une fille avec un ventre propre. Mais, brusquement, le tumulte grandit, on félicitait Gagnière au sujet d'un amateur qu'il avait connu à la musique du Palais-Royal, un petit rentier maniaque dont l'unique débauche était d'acheter de la peinture. En riant, les autres demandaient l'adresse. Tous les marchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l'amateur se défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermédiaire, dans l'espoir d'obtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. Claude montrait un beau mépris : on était volé, eh bien ! qu'est-ce que ça fichait, si l'on avait fait un chef-d'œuvre, et que l'on eût seulement de l'eau à boire ? Jory, ayant de nouveau exprimé des idées basses de lucre, souleva une indignation. A la porte, le journaliste ! On lui posait des questions sévères : est-ce qu'il vendrait sa plume ? est-ce qu'il ne se couperait pas le poignet, plutôt que d'écrire le contraire de sa pensée ? Du reste, on n'écouta pas saréponse, la fièvre montait toujours, c'était maintenant la belle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seule passion de l'œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l'air comme un soleil. Quel désir ! se perdre, se consumer dans ce brasier qu'ils allumaient !

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