L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°986)

Chapitre VI

Le soleil ayant reparu, des journées adorables se suivirent, des mois coulèrent dans une félicité monotone. Jamais ils ne savaient la date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Le matin, ils s'oubliaient très tard au lit, malgré les rayons qui ensanglantaient les murs blanchis de la chambre, à travers les fentes des volets. Puis, après le déjeuner, c'étaient des flâneries sans fin, de grandes courses sur le plateau planté de pommiers, par des chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine, au milieu des prés, jusqu'à La Roche-Guyon, des explorations plus lointaines, de véritables voyages de l'autre côté de l'eau, dans les champs de blé de Bonnières et de Jeufosse. Un bourgeois, forcé dequitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trente francs ; et ils avaient aussi la rivière, ils s'étaient pris pour elle d'une passion de sauvages, y vivant des jours entiers, naviguant, découvrant des terres nouvelles, restant cachés sous les saules des berges, dans les petits bras noirs d'ombre. Entre les îles semées au fil de l'eau, il y avait toute une cité mouvante et mystérieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaient doucement, frôlés de la caresse des branches basses, seuls au monde avec les ramiers et les martins-pêcheurs. Lui, parfois, devait sauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle, vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants les plus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient des soupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bêtise de Mélie dont ils avaient ri la veille ; puis, dès neuf heures, ils étaient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste à y loger une famille, et où ils faisaient leurs douze heures, jouant dès l'aube à se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras à leurs cous.

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