L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°993)

Chapitre VI

Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Il commença une étude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premier plan ; mais, dans l'île où il s'était installé, Christine le suivait, s'allongeait sur l'herbe, près de lui, les lèvres entrouvertes, les yeux noyés au fond du bleu ; et elle était si désirable dans ces verdures, dans ce désert où seules passaient les voix murmurantes de l'eau, qu'il lâchait sa palette à chaque minute, couché près d'elle, tous les deux anéantis et bercés par la terre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille ferme le séduisit, abritée de pommiers antiques, qui avaient grandi comme des chênes. Deux jours de suite, il y vint ; seulement, le troisième, elle l'emmena au marché de Bonnières, pour acheter des poules ; la journée suivante fut encore perdue, la toile avait séché, il s'impatienta à la reprendre, et finalement l'abandonna. Pendant toute la saison chaude, il n'eut ainsi que des velléités, des bouts de tableau ébauchés à peine, quittés au moindre prétexte, sans un effort de persévérance. Sa passion de travail, cette fièvre de jadis qui le mettait debout dès l'aube, bataillant contre la peinture rebelle, semblait s'en être allée, dans une réaction d'indifférence et de paresse ; et, délicieusement, comme après les grandes maladies, il végétait, il goûtait la joie unique de vivre par toutes les fonctions de son corps.Aujourd'hui, Christine seule existait. C'était elle qui l'enveloppait de cette haleine de flamme, où s'évanouissaient ses volontés d'artiste. Depuis le baiser ardent, irréfléchi, qu'elle lui avait posé aux lèvres la première, une femme était née de la jeune fille, l'amante qui se débattait chez la vierge, qui gonflait sa bouche grande et l'avançait, dans la carrure du menton. Elle se révélait ce qu'elle devait être, malgré sa longue honnêteté : une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes, quand elles se dégagent de la pudeur où elles dorment. D'un coup et sans maître, elle savait l'amour, elle y apportait l'emportement de son innocence ; et, elle ignorante jusque-là, lui presque neuf encore, faisant ensemble les découvertes de la volupté, s'exaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Il s'accusait de son ancien mépris : fallait-il être sot, de dédaigner en enfant des félicités qu'on n'avait pas vécues ! Désormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cette tendresse dont il épuisait autrefois le désir dans ses œuvres, ne le brûlait plus que pour ce corps vivant, souple et tiède, qui était son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorges de soie, les beaux tons d'ambre pâle qui dorent la rondeur des hanches, le modelé douillet des ventres purs. Quelle illusion de rêveur ! A cette heure seulement, il le tenait à pleins bras, ce triomphe de posséder son rêve, toujours fuyant jadis sous sa main impuissante de peintre. Elle se donnait entière, il la prenait, depuis sa nuque jusqu'à ses pieds, il la serrait d'une étreinte à la faire sienne, à l'entrer au fond de sa propre chair. Et elle, ayant tué la peinture, heureuse d'être sans rivale, prolongeait les noces. Au lit, le matin, c'étaient ses bras ronds, ses jambes douces quile gardaient si tard, comme lié par des chaînes, dans la fatigue de leur bonheur ; en canot, lorsqu'elle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rien qu'à regarder le balancement de ses reins ; sur l'herbe des îles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase des journées, absorbé par elle, vidé de son cœur et de son sang. Et toujours, et partout, ils se possédaient, avec le besoin inassouvi de se posséder encore.

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