La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1149)

Chapitre VII

Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé d'irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui l'emportait. Ce n'était, certes, pas le moment de se quereller. La neige redoublait, le rideau s'épaississait à l'horizon. On continuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voir étinceler un feu rouge, au loin. D'un mot, il avertit son chef. Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme il disait parfois. Et le mécanicien, qui n'avait rien vu, restait le cœur battant, troublé par cette hallucination d'un autre, perdant confiance en lui-même. Ce qu'il s'imaginait distinguer, au-delà du pullulement pâle des flocons, c'étaient d'immenses formes noires, des masses considérables, comme des morceaux géants de la nuit, qui semblaient se déplacer et venir au-devant de la machine. Etaient-ce donc des coteaux éboulés, des montagnes barrant la voie, où allait se briser le train ? Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla longuement, désespérément ; et cette lamentation traînait, lugubre, au travers de la tempête. Puis, il fut tout étonné d'avoir sifflé à propos, car le train traversait à grande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloigné de deux kilomètres.

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