La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1275)

Chapitre VII

En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs que le travail de déblaiement marchait, mais qu'il y en avait encore pour quatre ou cinq heures. Midi était sonné, et ce fut une nouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim. Flore, justement, déclarait qu'elle n'aurait pas de pain pour tout le monde. Elle avait bien du vin, elle était remontée de la cave avecdix litres, qu'elle venait d'aligner sur la table. Seulement, les verres manquaient aussi : il fallait boire par groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeune femme. Celle-ci, d'ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havre un serviteur zélé, inventif, qui veillait sur son bien-être. Il disparut, revint avec des pommes et un pain, découvert au fond du bûcher. Flore se fâchait, disait que c'était du pain pour sa mère malade. Mais, déjà, il le coupait, le distribuait aux dames, en commençant par la jeune femme, qui lui souriait, flattée. Son mari ne décolérait pas, ne s'occupait même plus d'elle, en train d'exalter avec l'Américain les mœurs commerciales de New-York. Jamais les jeunes Anglaises n'avaient croqué des pommes de si bon cœur. Leur mère, très lasse, sommeillait à demi. Il y avait, par terre, devant l'âtre, deux dames assises, vaincues par l'attente. Des hommes, qui étaient sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d'heure, rentraient gelés, frissonnants. Peu à peu, le malaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée par la gêne et l'impatience. Cela tournait au campement de naufragés, à la désolation d'une bande de civilisés jetée par un coup de mer dans une île déserte.

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