La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1549)

Chapitre IX

La bataille fut terrible. Cette question, qui avait déjà passionné tout le corridor, se réveilla, s'envenima d'heure en heure. Madame Lebleu, menacée, se défendait désespérément, certaine d'en mourir, si on l'enfermait dans le noir logement du derrière, barré par le faîtage de la marquise, d'une tristesse de cachot. Comment voulait-on qu'elle vécût au fond de ce trou, elle est habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vaste horizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs ? Et ses jambes lui défendaient toute promenade, elle n'aurait plus jamais que la vue d'un toit de zinc, autant la tuer tout de suite. Malheureusement, ce n'étaient là que des raisons sentimentales, et elle était bien forcée d'avouer qu'elle tenait le logement de l'ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire, le lui avait cédé par galanterie ; même il devait exister une lettre de son mari s'engageant à le rendre, si un nouveau sous-chef leréclamait. Comme on n'avait pas retrouvé la lettre encore, elle en niait l'existence. A mesure que sa cause se gâtait, elle se faisait plus violente, plus agressive. Un moment, elle avait tâché de mettre avec elle, en la compromettant, la femme de Moulin, l'autre sous-chef, qui avait vu, disait-elle, des hommes embrasser madame Roubaud, dans l'escalier ; et Moulin s'était fâché, car sa femme, une douce et très insignifiante créature, qu'on ne rencontrait jamais, jurait en pleurant n'avoir rien vu et n'avoir rien dit. Pendant huit jours, ce commérage souffla la tempête, d'un bout à l'autre du corridor. Mais la grande faute de madame Lebleu, celle qui devait entraîner sa défaite, était toujours d'irriter mademoiselle Guichon, la buraliste, par son espionnage entêté : c'était une manie, l'idée fixe que celle-ci allait chaque nuit retrouver le chef de gare, le besoin de la surprendre, devenu maladif, d'autant plus aigu, que depuis deux ans elle l'épiait, sans avoir absolument rien surpris, pas un souffle. Et elle était certaine qu'ils couchaient ensemble, ça la rendait folle. Aussi mademoiselle Guichon, furieuse de ne pouvoir rentrer ni sortir sans être épiée, poussait-elle maintenant à ce qu'on la reléguât sur la cour : un logement les séparerait, elle ne l'aurait plus au moins en face d'elle, ne serait plus forcée de passer devant sa porte. Il devenait évident que monsieur Dabadie, le chef de gare, jusqu'ici désintéressé dans la lutte, prenait parti contre les Lebleu chaque jour davantage ; ce qui était un signe grave.

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