La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1559)

Chapitre IX

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau logement conquis. L'hiver finissait, le mois de février était très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare ; car lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s'il apercevait un coin de sa peau nue : tant qu'il ne verrait pas, il résisterait peut-être. A Paris, où elle le suivait toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner d'explication à son mari. Pour les voisins, l'ancien prétexte, son mal au genou, servait ; et elle disait aussi qu'elle allait embrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence traînait à l'hôpital. Tous deux encore y prenaient une grande distraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de sa machine, elleravie de le voir moins sombre, amusée elle-même par le trajet, bien qu'elle commençât à connaître les moindres coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours. Du Havre à Motteville, c'étaient des prairies, des champs plats, coupés de haies vives, plantés de pommiers ; et, jusqu'à Rouen ensuite, le pays se bossuait, désert. Après Rouen, la Seine se déroulait. On la traversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l'Arche ; puis, au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait, largement déployée. Dès Gaillon, on ne la quittait plus, elle coulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée de peupliers et de saules. On filait à flanc de coteau, on ne l'abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement à Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle était comme la compagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait, avant l'arrivée. Et c'était Mantes et son clocher dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses plâtreries, Poissy que l'on coupait en plein cœur, les deux murailles vertes de la forêt de Saint-Germain, les talus de Colombes débordant de lilas, la banlieue enfin, Paris deviné, aperçu du pont d'Asnières, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus des constructions lépreuses, hérissées de cheminées d'usine. La machine s'engouffrait sous les Batignolles, on débarquait dans la gare retentissante ; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils étaient libres. Au retour, il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais, le matin comme le soir, chaque fois qu'elle passait à la Croix-de-Maufras, elle avançait la tête, jetait un coup d'œil prudent, sans se montrer, certaine de trouver là, devant la barrière, Flore debout, présentant le drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de flamme.

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