La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1560)

Chapitre IX

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus s'embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d'elle. Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse, d'une énergie virile, d'une rancune débridée et meurtrière. D'autre part, elle devait connaître beaucoup trop de choses, car il se rappelait son allusion aux rapports du président avec une demoiselle, que personne ne soupçonnait, qu'il avait mariée. Si elle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime : sans doute allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation. Mais les journées, les semaines s'étaient écoulées, et rien ne se produisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste, au bord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeux ardents. Elle le voyait malgré la fumée, le prenait tout entier, l'accompagnait dans l'éclair de la vitesse, au milieu du tonnerre des roues. Et le train, en même temps, était sondé, transpercé, visité, de la première à la dernière voiture. Toujours, elle découvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle savait là, chaque vendredi. L'autre avait beau n'avancer qu'un peu la tête, par un besoin impérieux de voir : elle était vue, leurs regards à toutes deux se croisaient comme des épées. Déjà le train fuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par terre, impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il emportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute, à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu'elle ne faisait rien, se demandant quel projet allait mûrir dans cette grande fille sombre, dont il ne pouvait éviter l'immobile apparition.

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