La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1640)

Chapitre IX

Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, que les Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu. L'administration avait reconnu juste leur demande, appuyée par monsieur Dabadie ; d'autant plus que la fameuse lettre du caissier, s'engageant à rendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venait d'être retrouvée par mademoiselle Guichon, en cherchant d'anciens comptes dans les archives de la gare. Et, tout de suite, madame Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla dedéménager : puisqu'on voulait sa mort, autant valait-il en finir sans attendre. Pendant trois jours, ce déménagement mémorable enfiévra le couloir. La petite madame Moulin elle-même, si effacée, qu'on ne voyait jamais ni entrer ni sortir, s'y compromit, en portant la table à ouvrage de Séverine d'un logement dans l'autre. Mais Philomène surtout souffla la discorde, venue là pour aider dès la première heure, faisant les paquets, bousculant les meubles, envahissant le logement du devant, avant que la locataire l'eût quitté ; et ce fut elle qui l'en expulsa, au milieu de la débandade des deux mobiliers, mêlés, confondus, dans le transbordement. Elle en était arrivée à montrer, pour Jacques et pour tout ce qu'il aimait, un tel zèle, que Pecqueux, étonné, pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvais air sournois, son air d'ivrogne vindicatif, si c'était à cette heure qu'elle couchait avec son mécanicien, en l'avertissant qu'il leur réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il les surprendrait. Son coup de cœur pour le jeune homme en avait grandi, elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse, dans l'espoir de l'avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre eux. Lorsqu'elle eut emporté la dernière chaise, les portes battirent. Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la caissière, elle rouvrit, le jeta à travers le corridor. C'était fini.

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