La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1641)

Chapitre IX

Alors, lentement, l'existence reprit son train monotone. Pendant que madame Lebleu, sur le derrière, clouée par ses rhumatismes au fond de son fauteuil, se mourait d'ennui, avec de grosses larmes dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de la marquise barrant le ciel, Séverine travaillait à son interminable couvre-pied,installée près d'une des fenêtres du devant. Elle avait, sous elle, l'agitation gaie de la cour du départ, le continuel flot des piétons et des voitures ; déjà, le printemps hâtif verdissait les bourgeons des grands arbres, au bord des trottoirs ; et, au-delà, les coteaux lointains d'Ingouville déroulaient leurs pentes boisées, que piquaient les taches blanches des maisons de campagne. Mais elle s'étonnait de prendre si peu de plaisir à réaliser enfin ce rêve, être là, dans ce logement convoité, avoir devant soi de l'espace, du jour, du soleil. Même, comme sa femme de ménage, la mère Simon, grognait, furieuse de ne pas retrouver ses habitudes, elle en était impatientée, elle regrettait par moments son ancien trou, ainsi qu'elle disait, où la saleté se voyait moins. Roubaud, lui, avait simplement laissé faire. Il ne semblait pas savoir qu'il eût changé de niche : souvent encore il se trompait, ne s'apercevait de sa méprise que lorsque sa nouvelle clef n'entrait pas dans l'ancienne serrure. D'ailleurs, il s'absentait de plus en plus, la désorganisation continuait. Un instant, cependant, il parut se ranimer, sous le réveil de ses idées politiques ; non qu'elles fussent très nettes, très ardentes ; mais il gardait à cœur son affaire avec le sous-préfet, qui avait failli lui coûter son emploi. Depuis que l'Empire, ébranlé par les élections générales, traversait une crise terrible, il triomphait, il répétait que ces gens-là ne seraient pas toujours les maîtres. Un avertissement amical de monsieur Dabadie, prévenu par mademoiselle Guichon, devant laquelle le propos révolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le calmer. Puisque le couloir était tranquille et que l'on vivait d'accord, maintenant que madame Lebleu s'affaiblissait, tuée de tristesse, pourquoides ennuis nouveaux, avec les affaires du gouvernement ? Il eut un simple geste, il s'en moquait bien de la politique, comme de tout ! Et, plus gras chaque jour, sans un remords, il s'en allait de son pas alourdi, le dos indifférent.

?>