La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1664)

Chapitre X

La semaine d'auparavant, l'idée brusque s'était plantée, enfoncée en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savait d'où : les tuer, pour qu'ils ne passent plus, qu'ils n'aillent plus là-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à l'instinct sauvage de détruire. Quand une épine restait dans sa chair, elle l'en arrachait, elle aurait coupé le doigt. Les tuer, les tuer la première fois qu'ils passeraient ; et, pour cela, culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher un rail, enfin tout casser, tout engloutir. Lui, certainement, sur samachine, y resterait, les membres aplatis ; la femme, toujours dans la première voiture, pour être plus près, n'en pouvait réchapper ; quant aux autres, à ce flot continuel de monde, elle n'y songeait seulement pas. Ce n'était personne, est-ce qu'elle les connaissait ? Et cet écrasement d'un train, ce sacrifice de tant de vies, devenait l'obsession de chacune de ses heures, l'unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang et de douleur humaine, pour qu'elle y pût baigner son cœur énorme, gonflé de larmes.

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