La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1703)

Chapitre X

Jacques, a ce moment suprême, la main sur le volant du changement de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence. Il songeait à des choses confuses et lointaines, d'où l'image de Séverine elle-même s'était évanouie. Le branle fou de la cloche, le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent. Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la vitesse. Et Jacques, d'une pâleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancée, l'épouvantable choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu'il distingua jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait déjà dans les os la secousse de l'écrasement. C'était l'inévitable. Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche, fermé le régulateur, serré le frein. Il faisait machine arrière, il s'était pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante et furieuse d'avertir, d'écarter la barricade géante, là-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l'air, la Lison n'obéissait pas, allait quand même, à peine ralentie. Elle n'était plus la docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neigesa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a détruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l'entêtement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, la main droite crispée sur le changement de marche, l'autre restée au sifflet, sans qu'il le sût, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu'elle traînait.

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