La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1931)

Chapitre XI

Mais Jacques s'étonna. Il entendait un reniflement de bête, grognement de sanglier, rugissement de lion ; et il se tranquillisa, c'était lui qui soufflait. Enfin, enfin ! il s'était donc contenté, il avait tué ! Oui, il avait fait ça. Une joie effrénée, une jouissance énorme le soulevait, dans la pleine satisfaction de l'éternel désir. Il en éprouvait une surprise d'orgueil, un grandissement de sa souveraineté de mâle. La femme, il l'avait tuée, il la possédait, comme il désirait depuis si longtemps la posséder, tout entière, jusqu'à l'anéantir. Elle n'était plus, elle ne serait jamais plus à personne. Et un souvenir aigu lui revenait, celui de l'autre assassiné, le cadavre du président Grandmorin, qu'il avait vu, par la nuit terrible, à cinq cents mètres de là. Ce corps délicat, si blanc, rayé de rouge, c'était la même loque humaine, le pantin cassé, la chiffe molle, qu'un coup de couteau fait d'une créature. Oui, c'était ça. Il avait tué, et il y avait ça par terre. Comme l'autre, elle venait de culbuter, mais sur le dos, les jambes écartées, le bras gauche replié sous le flanc, le droit tordu, à demi arraché de l'épaule. N'était-ce pas cette nuit-là que, le cœur battant à grands coups, il s'était juré d'oser à son tour, dans un prurit de meurtre qui s'exaspérait comme une concupiscence, au spectacle de l'homme égorgé ? Ah ! n'être pas lâche, se satisfaire, enfoncer le couteau ! Obscurément, cela avait germé,avait grandi en lui ; pas une heure, depuis un an, sans qu'il eût marché vers l'inévitable ; même au cou de cette femme, sous ses baisers, le sourd travail s'achevait ; et les deux meurtres s'étaient rejoints, l'un n'était-il pas la logique de l'autre ?

?>