La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°2005)

Chapitre XII

Monsieur Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud. Il avait lancé le mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de ces minutes d'inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité, avant même d'avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes. Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet homme le pivot, la source de la double affaire ; et il triompha tout de suite, lorsqu'il eut saisi la donation au dernier vivant que Roubaud et Séverine s'étaient faite devant maître Colin, notaire au Havre, huit jours après être rentrés en possession de la Croix-de-Maufras. Dès lors, l'histoire entière se reconstruisit dans son crâne, avec une certitude de raisonnement, une force d'évidence, qui donna à son échafaudage d'accusation une solidité si indestructible,que la vérité elle-même aurait semblé moins vraie, entachée de plus de fantaisie et d'illogisme. Roubaud était un lâche, qui, à deux reprises, n'osant tuer lui-même, s'était servi du bras de Cabuche, cette bête violente. La première fois, ayant hâte d'hériter du président Grandmorin, dont il connaissait le testament, sachant d'autre part la rancune du carrier contre celui-ci, il l'avait poussé à Rouen dans le coupé, après lui avoir mis le couteau au poing. Puis, les dix mille francs partagés, les deux complices ne se seraient peut-être jamais revus, si le meurtre ne devait engendrer le meurtre. Et c'était ici que le juge avait montré cette profondeur de psychologie criminelle qu'on admirait tant ; car il le déclarait aujourd'hui, jamais il n'avait cessé de surveiller Cabuche, sa conviction était que le premier assassinat en amènerait mathématiquement un second. Dix-huit mois venaient de suffire : le ménage des Roubaud s'était gâté, le mari avait mangé les cinq mille francs au jeu, la femme en était arrivée à prendre un amant, pour se distraire. Sans doute elle refusait de vendre la Croix-de-Maufras, de crainte qu'il n'en dissipât l'argent ; peut-être, dans leurs continuelles disputes, menaçait-elle de le livrer à la justice. En tout cas, de nombreux témoignages établissaient l'absolue désunion des deux époux ; et là, enfin, la conséquence lointaine du premier crime s'était produite : Cabuche reparaissait avec ses appétits de brute, le mari dans l'ombre lui remettait le couteau au poing, pour s'assurer définitivement la propriété de cette maison maudite, qui avait déjà coûté une vie humaine. Telle était la vérité, l'aveuglante vérité, tout y aboutissait : la montre trouvée chez le carrier, surtout les deux cadavres, frappés du même coup à la gorge, par la même main, avec lamême arme, ce couteau ramassé dans la chambre. Pourtant, sur ce dernier point, l'accusation émettait un doute, la blessure du président paraissant avoir été faite par une lame plus petite et plus tranchante.

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