La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°2007)

Chapitre XII

Ce jour-là, justement, monsieur Denizet luttait de finesse, assis à son bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis que ses lèvres mobiles s'amincissaient, dans un effort de sagacité. Il s'épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenu épaissi, envahi d'une mauvaise graisse jaune, qu'il jugeait d'une astuce très déliée, sous cette pesante enveloppe. Et il crut l'avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piège enfin, quand l'autre, avec un geste d'homme poussé à bout, s'écria qu'il en avait assez, qu'il préférait avouer, pour qu'on ne le tourmentât pas davantage. Puisque, quand même, on le voulait coupable, qu'il le fût au moins des vraies choses qu'il avait faites. Mais, à mesure qu'il contait l'histoire, sa femme souillée toute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en apprenant ces ordures, et comment il avait tué, et pourquoi il avait pris les dix mille francs, les paupières du juge se relevaient, dans un froncement de doute, tandis qu'une incrédulité irrésistible, l'incrédulité professionnelle, distendait sa bouche, en une moue goguenarde. Il souriait tout à fait, lorsque l'accusé se tut. Le gaillard était encore plus fort qu'il ne pensait : prendre le premier meurtrepour lui, en faire un crime purement passionnel, se laver ainsi de toute préméditation de vol, surtout de toute complicité dans l'assassinat de Séverine, c'était certes une manœuvre hardie, qui indiquait une intelligence, une volonté peu communes. Seulement, cela ne tenait pas debout.

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