La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°2037)

Chapitre XII

Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l'audition de certains témoins. Madame Bonnehon eut un véritable succès de distinction et de tact. On écouta avec intérêt les employés de la Compagnie, monsieur Vandorpe, monsieur Bessière, monsieur Dabadie,monsieur Cauche surtout, ce dernier très prolixe, qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa partie, au café du Commerce. Henri Dauvergne répéta son témoignage accablant, la presque certitude où il était d'avoir, dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdes des deux accusés, qui se concertaient ; et, interrogé sur Séverine, il se montra très discret, fit comprendre qu'il l'avait aimée, mais que la sachant à un autre, il s'était effacé loyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnes se levèrent pour le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, un mouvement passionné d'attention. Jacques, très tranquille, s'était des deux mains appuyé à la barre des témoins, du geste professionnel dont il avait l'habitude, lorsqu'il conduisait sa machine. Cette comparution, qui aurait dû le troubler profondément, le laissait dans une entière lucidité d'esprit, comme si rien de l'affaire ne le regardât. Il allait déposer en étranger, en innocent ; depuis le crime, pas un frisson ne lui était venu, il ne songeait même pas à ces choses, la mémoire abolie, les organes dans un état d'équilibre, de santé parfaite ; là encore, à cette barre, il n'avait ni remords ni scrupules, d'une absolue inconscience. Tout de suite, il avait regardé Roubaud et Cabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un léger signe de tête, un salut discret, sans songer qu'ouvertement aujourd'hui il était l'amant de sa femme. Puis, il sourit au second, l'innocent, dont il aurait dû occuper la place, sur ce banc : une bonne bête au fond, sous son air de bandit, un gaillard qu'il avait vu au travail, dont il avait serré la main. Et, plein d'aisance, il déposa, il répondit en petitesphrases nettes aux questions du président, qui, après l'avoir interrogé sans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son départ de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre, comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il avait couché à Rouen. Cabuche et Roubaud l'écoutaient, confirmaient ses réponses par leur attitude ; et, à cette minute, entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de mort s'était fait dans la salle, une émotion venue ils ne savaient d'où, serra un instant les jurés à la gorge : c'était la vérité qui passait, muette. A la question du président désirant savoir ce qu'il pensait de l'inconnu, évanoui dans les ténèbres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tête, comme s'il n'avait pas voulu accabler un accusé. Et un fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l'auditoire. Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, débordèrent, ruisselèrent sur ses joues. Ainsi qu'il l'avait revue déjà, Séverine venait de s'évoquer, la misérable assassinée dont il avait emporté l'image, avec ses yeux bleus élargis démesurément, ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque d'épouvante. Il l'adorait encore, une pitié immense l'avait pris, et il la pleurait à grandes larmes, dans l'inconscience de son crime, oubliant où il était, parmi cette foule. Des dames, gagnées par l'attendrissement, sanglotèrent. On trouva extrêmement touchante cette douleur de l'amant, lorsque le mari restait les yeux secs. Le président ayant demandé à la défense si elle n'avait aucune question à poser au témoin, les avocats remercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient du regard Jacques, qui retournait s'asseoir, au milieu de la sympathie générale.

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