La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°461)

Chapitre III

La rivalité, de plus en plus envenimée entre les Lebleu et les Roubaud, était simplement née d'une question de logement. Tout le premier étage, au-dessus des salles d'attente, servait à loger les employés ; et le couloir central, un vrai couloir d'hôtel, peint en jaune, éclairé par le haut, séparait l'étage en deux, alignant les portes brunes à droite et à gauche. Seulement, les logements de droite avaient des fenêtres qui donnaient sur la cour du départ, plantée de vieux ormes, par-dessus lesquels se déroulait l'admirable vue de la côte d'Ingouville ; tandis que les logements de gauche, aux fenêtres cintrées, écrasées, s'ouvraient directement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, le faîtage de zinc et de vitres sales barrait l'horizon. Rien n'était plus gai que les uns, avec la continuelle animation de la cour, la verdure des arbres, la vaste campagne ; et il y avait de quoi mourir d'ennui dans les autres, où l'on voyait à peine clair, le ciel muré comme en prison. Sur le devant, habitaient le chef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu ; sur le derrière, les Roubaud, ainsi que la buraliste, mademoiselle Guichon, sans compter troispièces, qui étaient réservées aux inspecteurs de passage. Or, il était notoire que les deux sous-chefs avaient toujours logé côte à côte. Si les Lebleu étaient là, cela venait d'une complaisance de l'ancien sous-chef, remplacé par Roubaud, qui veuf, sans enfants, avait voulu être agréable à madame Lebleu, en lui cédant son logement. Mais est-ce que ce logement n'aurait pas dû faire retour aux Roubaud ? est-ce que cela était juste, de les reléguer sur le derrière, quand ils avaient le droit d'être sur le devant ? Tant que les deux ménages avaient vécu en bon accord, Séverine s'était effacée devant sa voisine, plus âgée qu'elle de vingt ans, mal portante avec ça, si énorme, qu'elle étouffait sans cesse. Et la guerre n'était vraiment déclarée que depuis le jour où Philomène avait fâché les deux femmes, par d'abominables bavardages.

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