La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°588)

Chapitre IV

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pour deux heures, les Roubaud étaient là. Ils arrivaient du Havre, ils avaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit restaurant de la Grande-Rue. Tous les deux vêtus de noir, lui en redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la gravité un peu lasse et chagrine d'un ménage qui a perdu un parent. Elle s'était assise sur une banquette, immobile, sans une parole, pendant que, resté debout, les mains derrière le dos, il se promenait à pas lents devant elle. Mais, à chaque retour, leurs regards se rencontraient, et leur anxiété cachée passait alors, ainsi qu'une ombre, sur leurs faces muettes. Bien qu'il les eût comblés de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de raviver leurs craintes ; car la famille du président, sa fille surtout, outrée des donations étranges, si nombreuses qu'elles atteignaient la moitié de la fortune totale, parlait d'attaquer le testament ; et madame de Lachesnaye, poussée par son mari, se montrait particulièrement dure contre son ancienne amie Séverine, qu'elle chargeait des soupçons les plus graves. D'autre part, la pensée d'une preuve, à laquelle Roubaud n'avait pas songé d'abord, le hantait maintenant d'une peur continue : la lettre qu'il avait fait écrire à sa femme afin de décider Grandmorin à partir, cette lettre qu'on allait retrouver, si celui-ci ne l'avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaître l'écriture. Heureusement, les jours passaient, rien ne s'était encore produit, la lettre devait avoir été déchirée. Chaque citation nouvelle, au cabinet du juge d'instruction, n'en demeurait pas moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leur correcte attitude d'héritiers et de témoins.

?>