La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°819)

Chapitre V

C'était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen, que Roubaud, jugeant dangereux d'attendre, avait résolu de l'envoyer faire une visite à monsieur Camy-Lamotte, non pas au ministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel, voisin justement de l'hôtel Grandmorin. Elle savait qu'elle l'y trouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle préparait ce qu'elle dirait, tâchait de prévoir ce qu'il répondrait, pour ne se troubler de rien. La veille, une nouvelle cause d'inquiétude venait de hâter son voyage : ils avaient appris, par les commérages de la gare, que madame Lebleu et Philomène racontaient partout comme quoi la Compagnie allait renvoyer Roubaud, jugécompromettant ; et le pis était que monsieur Dabadie, directement interrogé, n'avait pas dit non, ce qui donnait beaucoup de poids à la nouvelle. Il devenait dès lors urgent qu'elle courût à Paris plaider leur cause et surtout demander la protection du puissant personnage, comme autrefois celle du président. Mais, sous cette demande, qui servirait tout au moins à expliquer la visite, il y avait un motif plus impérieux, un besoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin qui pousse le criminel à se livrer plutôt que d'ignorer. L'incertitude les tuait, maintenant qu'ils se sentaient découverts, depuis que Jacques leur avait dit le soupçon où l'accusation semblait être d'un second assassin. Ils s'épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée, les faits rétablis ; ils s'attendaient d'heure en heure à des perquisitions, à une arrestation ; et leur supplice s'aggravait tellement, les moindres faits autour d'eux prenaient des airs de si inquiétante menace, qu'ils finissaient par préférer la catastrophe à ces continuelles alarmes. Avoir une certitude, et ne plus souffrir.

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