La Curée

La Curée (paragraphe n°1177)

Chapitre VI

Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se creusait. Le décor était fait d'une soie tendue à grands plis cassés, imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher, accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles et de paillettes d'argent. C'était un réduit de déesse. Là, sur le sommet du tertre, madame de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout ; un peu forte, portant son maillot rose avec la dignité d'une duchesse de l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'amour, avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite madame Daste donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon. Puis, d'un côté du tertre, les trois Grâces, mesdames de Guende, Teissière, de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s'enlaçaient, comme dans le groupe de Pradier ; tandis que, de l'autre côté, la marquise d'Espanet et madame Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la taille, les cheveuxmêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un souvenir de Lesbos, que monsieur Hupel de la Noue expliquait à voix plus basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska faisait la Volupté ; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les yeux entrouverts et mourants, comme lasse ; très brune, elle avait dénoué sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, d'un rose général, d'un ton de chair. Et sous le rayon électrique, ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs rosées vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas poussé la vérité plastique jusqu'à se mettre toutes nues. Ce n'était là que l'apothéose ; le drame se passait au premier plan. A gauche, Renée, la nymphe Echo, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter à regarder Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux ; mais Narcisse, à droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de la main, et restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages avaient surtout coûté une peine infinie à l'imagination de monsieur Hupel de la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de chasseur idéal : maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne dans les cheveux. La robe de la nymphe Echo était, à elle seule, toute une allégorie ; elle tenaitdes grands arbres et des grands monts, des lieux retentissants où les voix de la Terre et de l'Air se répondent ; elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note charnelle de l'Olympe chantait dans l'éblouissement du large rayon, pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aiguë, coupée de profonds soupirs.

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