La Curée

La Curée (paragraphe n°1503)

Chapitre VII

Renée étouffait, au milieu de cet air gâté de son premier âge. Elle ouvrit la fenêtre, elle regarda l'immense paysage. Là rien n'était sali. Elle retrouvait les éternelles joies, les éternelles jeunesses du grand air. Derrière elle, le soleil devait baisser ; elle ne voyait que les rayons de l'astre à son coucher, jaunissant avec des douceurs infinies ce bout de ville qu'elle connaissait si bien. C'était comme une chanson dernière du jour, un refrain de gaieté qui s'endormait lentement sur toutes choses. En bas, l'estacade avait des luisants de flammes fauves, tandis que le pont de Constantine détachait la dentelle noire de ses cordages de fer sur la blancheur de ses piliers. Puis, à droite, les ombrages de la Halle aux vins et du Jardin des Plantes faisaient une grande mare, aux eaux stagnantes et moussues, dont la surface verdâtre allait se noyer dans les brumes du ciel. A gauche, le quai Henri-IV et le quai de la Rapée alignaient la même rangée de maisons, cesmaisons que les gamines, vingt ans auparavant, avaient vues là, avec les mêmes taches brunes de hangars, les mêmes cheminées rougeâtres d'usines. Et, au-dessus des arbres, le toit ardoisé de la Salpêtrière, bleui par l'adieu du soleil, lui apparut tout d'un coup comme un vieil ami. Mais ce qui la calmait, ce qui mettait de la fraîcheur dans sa poitrine, c'étaient les longues berges grises, c'était surtout la Seine, la géante, qu'elle regardait venir du bout de l'horizon, droit à elle, comme en ces heureux temps où elle avait peur de la voir grossir et monter jusqu'à la fenêtre. Elle se souvenait de leurs tendresses pour la rivière, de leur amour de sa coulée colossale, de ce frisson de l'eau grondante, s'étalant en nappe à leurs pieds, s'ouvrant autour d'elles, derrière elles, en deux bras qu'elles ne voyaient plus, et dont elles sentaient encore la grande et pure caresse. Elles étaient coquettes déjà, et elles disaient, les jours de ciel clair, que la Seine avait passé sa belle robe de soie verte mouchetée de flammes blanches ; et les courants où l'eau frisait mettaient à la robe des ruches de satin, pendant qu'au loin, au-delà de la ceinture des ponts, des plaques de lumière étalaient des pans d'étoffe couleur de soleil.

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