La Curée

La Curée (paragraphe n°261)

Chapitre II

Alors commença, pour le ménage, la vie monotone des petits employés. Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes de Plassans. Seulement, ils tombaient d'un rêve de fortune subite, et leur vie mesquine leur pesait davantage, depuis qu'ils la regardaient comme un temps d'épreuve dont ils ne pouvaient fixer la durée. Etre pauvre à Paris, c'est être pauvre deux fois. Angèle acceptait la misère avec sa mollesse de femme chlorotique ; elle passait les journées dans sa cuisine, ou bien couchée à terre, jouant avec sa fille, ne se lamentant qu'à la dernière pièce de vingt sous. Mais Aristide frémissait de rage dans cette pauvreté, dans cette existence étroite, où il tournait comme une bête enfermée. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles : son orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaient furieusement. Son frère réussit à se faire envoyer au Corps législatif par l'arrondissement de Plassans, et il souffrit davantage. Il sentait trop lasupériorité d'Eugène pour être sottement jaloux ; il l'accusait de ne pas faire pour lui ce qu'il aurait pu faire. A plusieurs reprises, le besoin le força d'aller frapper à sa porte pour lui emprunter quelque argent. Eugène prêta l'argent, mais en lui reprochant avec rudesse de manquer de courage et de volonté. Dès lors, Aristide se roidit encore. Il jura qu'il ne demanderait plus un sou à personne, et il tint parole. Les huit derniers jours du mois, Angèle mangeait du pain sec en soupirant. Cet apprentissage acheva la terrible éducation de Saccard. Ses lèvres devinrent plus minces ; il n'eut plus la sottise de rêver ses millions tout haut ; sa maigre personne se fit muette, n'exprima plus qu'une volonté, qu'une idée fixe caressée à toute heure. Quand il courait de la rue Saint-Jacques à l'Hôtel de Ville, ses talons éculés sonnaient aigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa redingote râpée comme dans un asile de haine, tandis que son museau de fouine flairait l'air des rues. Anguleuse figure de la misère jalouse que l'on voit rôder sur le pavé de Paris, promenant son plan de fortune et le rêve de son assouvissement.

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