La Curée

La Curée (paragraphe n°270)

Chapitre II

Aristide avait une sœur à Paris. Sidonie Rougon s'était mariée à un clerc d'avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rue Saint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère la retrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuis longtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petit entresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique du bas, située sous son appartement, une boutique étroite et mystérieuse, dans laquelle elle prétendait tenir un commerce de dentelles ; il y avait effectivement, dans la vitrine, des bouts de guipure et de la valenciennes, pendus sur des tringles dorées ; mais, à l'intérieur, on eût dit une antichambre, aux boiseries luisantes, sans la moindre apparence de marchandises. La porte et la vitrine étaient garnies de légers rideaux qui, en mettant le magasin à l'abri des regards de la rue, achevaient de lui donner l'air discret et voilé d'une pièce d'attente, s'ouvrant sur quelque temple inconnu. Il était rare qu'on vît entrer une cliente chez madame Sidonie ; le plus souvent même, le bouton de la porte était enlevé. Dans le quartier, elle répétait qu'elle allait elle-même offrir ses dentelles aux femmes riches. L'aménagement de l'appartement lui avait seul fait, disait-elle, louer la boutique et l'entresol qui communiquaient par un escalier caché dans le mur. En effet, la marchande de dentelles était toujours dehors, on la voyait dix fois en un jour sortir et rentrer, d'un air pressé. D'ailleurs, elle ne s'en tenait pas au commerce des dentelles ; elle utilisait son entresol, elle l'emplissait dequelque solde ramassé on ne savait où. Elle y avait vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers, bretelles, etc. ; puis on y vit successivement une huile nouvelle pour faire pousser les cheveux, des appareils orthopédiques, une cafetière automatique, invention brevetée, dont l'exploitation lui donna bien du mal. Lorsque son frère vint la voir, elle plaçait des pianos, son entresol était encombré de ces instruments ; il y avait des pianos jusque dans sa chambre à coucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait avec le pêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ses deux commerces avec une méthode parfaite ; les clients qui venaient pour les marchandises de l'entresol entraient et sortaient par une porte cochère que la maison avait sur la rue Papillon ; il fallait être dans le mystère du petit escalier pour connaître le trafic en partie double de la marchande de dentelles. A l'entresol, elle se nommait madame Touche, du nom de son mari, tandis qu'elle n'avait mis que son prénom sur la porte du magasin, ce qui la faisait appeler généralement madame Sidonie.

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