La Curée

La Curée (paragraphe n°273)

Chapitre II

Saccard, tout frais de sa province, ne put d'abord descendre dans les profondeurs délicates des nombreux métiers de madame Sidonie. Comme il avait fait une année de droit, elle lui parla un jour des trois milliards,d'un air grave, ce qui lui donna une pauvre idée de son intelligence. Elle vint fouiller les coins du logement de la rue Saint-Jacques, pesa Angèle d'un regard, et ne reparut que lorsque ces courses l'appelaient dans le quartier, et qu'elle éprouvait le besoin de remettre les trois milliards sur le tapis. Angèle avait mordu à l'histoire de la dette anglaise. La courtière enfourchait son dada, faisait ruisseler l'or pendant une heure. C'était la fêlure, dans cet esprit délié, la folie douce dont elle berçait sa vie perdue en misérables trafics, l'appât magique dont elle grisait avec elle les plus crédules de ses clientes. Très convaincue, du reste, elle finissait par parler des trois milliards comme d'une fortune personnelle, dans laquelle il faudrait bien que les juges la fissent rentrer tôt ou tard, ce qui jetait une merveilleuse auréole autour de son pauvre chapeau noir, où se balançaient quelques violettes pâlies à des tiges de laiton dont on voyait le métal. Angèle ouvrait des yeux énormes. A plusieurs reprises, elle parla avec respect de sa belle-sœur à son mari, disant que madame Sidonie les enrichirait peut-être un jour. Saccard haussait les épaules ; il était allé visiter la boutique et l'entresol du faubourg Poissonnière, et n'y avait flairé qu'une faillite prochaine. Il voulut connaître l'opinion d'Eugène sur leur sœur ; mais celui-ci devint grave et se contenta de répondre qu'il ne la voyait jamais, qu'il la savait fort intelligente, un peu compromettante peut-être. Cependant, comme Saccard revenait rue de Penthièvre, quelque temps après, il crut voir la robe noire de madame Sidonie sortir de chez son frère et filer rapidement le long des maisons. Il courut, mais il ne put retrouver la robe noire. La courtière avait une de ces tournures effacées qui se perdent dans la foule. Il restasongeur, et ce fut à partir de ce moment qu'il étudia sa sœur avec plus d'attention. Il ne tarda pas à pénétrer le labeur immense de ce petit être pâle et vague, dont la face entière semblait loucher et se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle était bien du sang des Rougon. Il reconnut cet appétit de l'argent, ce besoin de l'intrigue qui caractérisait la famille ; seulement, chez elle, grâce au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris où elle avait dû chercher le matin son pain noir du soir, le tempérament commun s'était déjeté pour produire cet hermaphrodisme étrange de la femme devenue être neutre, homme d'affaires et entremetteuse à la fois.

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