La Curée

La Curée (paragraphe n°309)

Chapitre II

Madame Sidonie, dans l'affreuse nuit de l'agonie d'Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de la famille Béraud. Le chef, monsieur Béraud Du Châtel, un grand vieillard de soixante ans, était le dernier représentant d'une ancienne famille bourgeoise, dont les titres remontaient plus haut que ceux de certaines familles nobles. Un de ses ancêtres était compagnon d'Etienne Marcel. En 93, son père mourait sur l'échafaud, après avoir salué la République de tous ses enthousiasmes de bourgeois de Paris, dans les veines duquel coulait le sang révolutionnaire de la cité. Lui-même était un de ces républicains de Sparte, rêvant un gouvernement d'entière justice et de sage liberté. Vieilli dans la magistrature, où il avait pris une roideur et une sévérité de profession, il donna sa démission de président de chambre, en 1851, lors du coup d'Etat, après avoir refusé de faire partie d'une de ces commissions mixtes qui déshonorèrent la justice française. Depuis cette époque, il vivait solitaire et retiré dans son hôtel de l'île Saint-Louis, qui se trouvait à la pointe de l'île, presque en face de l'hôtel Lambert. Sa femme était morte jeune.Quelque drame secret, dont la blessure saignait toujours, dut assombrir encore la figure du magistrats. Il avait déjà une fille de huit ans, Renée, lorsque sa femme expira en donnant le jour à une seconde fille. Cette dernière, qu'on nomma Christine, fut recueillie par une sœur de monsieur Béraud Du Châtel, mariée au notaire Aubertot. Renée alla au couvent. Madame Aubertot, qui n'avait pas d'enfant, se prit d'une tendresse maternelle pour Christine, qu'elle éleva auprès d'elle. Son mari étant mort, elle ramena la petite à son père, et resta entre ce vieillard silencieux et cette blondine souriante. Renée fut oubliée en pension. Aux vacances, elle emplissait l'hôtel d'un tel tapage, que sa tante poussait un grand soupir de soulagement quand elle la reconduisait enfin chez les dames de la Visitation, où elle était pensionnaire depuis l'âge de huit ans. Elle ne sortit du couvent qu'à dix-neuf ans, et ce fut pour aller passer une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline, qui possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quand elle revint en octobre, la tante Elisabeth s'étonna de la trouver grave, d'une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffant ses sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise de douleur folle. Dans l'abandon de son désespoir, l'enfant lui raconta une histoire navrante : un homme de quarante ans, riche, marié, et dont la femme, jeune et charmante, était là, l'avait violentée à la campagne, sans qu'elle sût ni osât se défendre. Cet aveu terrifia la tante Elisabeth ; elle s'accusa, comme si elle s'était sentie complice ; ses préférences pour Christine la désolaient, et elle pensait que, si elle avait également gardé Renée près d'elle, la pauvre enfant n'aurait pas succombé. Dès lors, pour chasser ce remords cuisant, dont sa nature tendreexagérait encore la souffrance, elle soutint la coupable ; elle amortit la colère du père, auquel elles apprirent toutes deux l'horrible vérité par l'excès même de leurs précautions ; elle inventa, dans l'effarement de sa sollicitude, cet étrange projet de mariage, qui lui semblait tout arranger, apaiser le père, faire rentrer Renée dans le monde des femmes honnêtes, et dont elle voulait ne pas voir le côté honteux ni les conséquences fatales.

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