La Curée

La Curée (paragraphe n°363)

Chapitre II

Saccard, resté à l'Hôtel de Ville pour le moment décisif, eut un instant l'impudence de vouloir se faire désigner, lorsque les travaux du boulevard Malesherbes commencèrent, et d'estimer lui-même sa maison. Mais il craignit de paralyser par là son influence sur les membres de la commission des indemnités. Il fit choisir un de ses collègues, un jeune homme doux et souriant, nommé Michelin, et dont la femme, d'une adorable beauté, venait parfois excuser son mari auprès de ses chefs, lorsqu'il s'absentait pour cause d'indisposition. Il était indisposétrès souvent. Saccard avait remarqué que la jolie madame Michelin, qui se glissait si humblement par les portes entrebâillées, était une toute-puissance ; Michelin gagnait de l'avancement à chacune de ses maladies, il faisait son chemin en se mettant au lit. Pendant une de ses absences, comme il envoyait sa femme presque tous les matins donner de ses nouvelles à son bureau, Saccard le rencontra deux fois sur les boulevards extérieurs, fumant un cigare, de l'air tendre et ravi qui ne le quittait jamais. Cela lui inspira de la sympathie pour ce bon jeune homme, pour cet heureux ménage si ingénieux et si pratique. Il avait l'admiration de toutes les " machines à pièces de cent sous " habilement exploitées. Quand il eut fait désigner Michelin, il alla voir sa charmante femme, voulut la présenter à Renée, parla devant elle de son frère le député, l'illustre orateur. Madame Michelin comprit. A partir de ce jour, son mari garda pour son collègue ses sourires les plus recueillis. Celui-ci, qui ne voulait pas mettre le digne garçon dans ses confidences, se contenta de se trouver là, comme par hasard, le jour où il procéda à l'évaluation de l'immeuble de la rue de la Pépinière. Il l'aida. Michelin, la tête la plus nulle et la plus vide qu'on pût imaginer, se conforma aux instructions de sa femme, qui lui avait recommandé de contenter monsieur Saccard en toutes choses. Il ne soupçonna rien, d'ailleurs ; il crût que l'agent voyer était pressé de lui faire bâcler sa besogne pour l'emmener au café. Les baux, les quittances de loyer, les fameux livres de madame Sidonie passèrent des mains de son collègue sous ses yeux, sans qu'il eût le temps seulement de vérifier les chiffres, que celui-ci énonçait tout haut. Larsonneau était là qui traitait son complice en étranger.

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