La Curée

La Curée (paragraphe n°454)

Chapitre III

Saccard inventa d'abord le tour des achats d'immeubles faits sous le manteau pour le compte de la Ville. Une décision du Conseil d'Etat créait à cette dernière une situation difficile. Elle avait acheté à l'amiable un grand nombre de maisons, espérant user les baux et congédier les locataires sans indemnité. Mais ces acquisitions furent considérées comme de véritables expropriations, et elle dut payer. Ce fut alors que Saccard offrit d'être le prête-nom de la Ville ; il achetait, usait les baux, et, moyennant un pot-de-vin, livrait l'immeuble au moment fixé. Et même, il finit par jouer double jeu, il achetait pour la Ville et pour le préfet. Quand l'affaire était par trop tentante, il escamotait la maison. L'Etat payait. On récompensa ses complaisances en lui concédant des bouts de rues, des carrefours projetés, qu'il rétrocédait avant même que la voie nouvelle fût commencée. C'était un jeu féroce ; on jouait sur les quartiers à bâtir comme on joue sur un titre de rente. Certaines dames, de jolies filles, amies intimes de hauts fonctionnaires, étaient de la partie ; une d'elles, dont lesdents blanches sont célèbres, a croqué, à plusieurs reprises, des rues entières. Saccard s'affamait, sentait ses désirs s'accroître, à voir ce ruissellement d'or qui lui glissait entre les mains. Il lui semblait qu'une mer de pièces de vingt francs s'élargissait autour de lui, de lac devenait océan, emplissait l'immense horizon avec un bruit de vagues étrange, une musique métallique qui lui chatouillait le cœur ; et il s'aventurait, nageur plus hardi chaque jour, plongeant, reparaissant, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, traversant cette immensité par les temps clairs et par les orages, comptant sur ses forces et son adresse pour ne jamais aller au fond.

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